Parler boutique, 2019
PARLER BOUTIQUE
Création - 5 et 6 octobre 2019 - Libourne
Sam 5 oct. à 10h, 12h, 14h, 16h, 18h, 20h, 22h
Dim 6 oct. à 10h, 12h, 14h, 16h, 18h, 20hAmenez vos lunettes de vue de près.
Gratuit sur réservation sur 05 57 74 13 14
Attention, la jauge est limitée à 20 personnes - Lieu indiqué lors de la réservation - durée : 1h30 environ
“Parler boutique” propose une plongée dans des histoires du quotidien qui révèlent le monde intérieur bien plus vaste des humain.e.s que nous sommes... Une aventure autour de la ville, de ceux et celles qui la font vivre, de ses histoires d’amour, des débats qui l’animent... et des romans que nous portons tous à l’intérieur, de sujets de société en confessions secrètes. Comme pour Maison Graziana, Maison-Ville invite les spectateurs à s’abandonner à des propositions sensitives et joueuses !
Une production De chair et d'os
Sur une commande du Théâtre Le Liburnia - Libourne (33)
Coproduction : OARA, Office Artistique de la Région Nouvelle-Aquitaine.
Avec le soutien de l'IDDAC, Agence Culturelle du Département de la Gironde et de la DRAC Nouvelle-Aquitaine, Ministère de la Culture.
Parler boutique - récit
PARLER BOUTIQUE
L’attente est joyeuse… Nous voici réunis sur le lieu de rendez-vous. Tenu secret jusque-là, il été transmis lors de la réservation. On sent qu’il va falloir accepter de se laisser entraîner. Nous sommes en petit comité, une quinzaine de personnes dans une rue piétonne et commerçante de la ville de Libourne. À cette adresse précise, sans qualité particulière, deux maitres de cérémonie nous accueillent. Vêtus de noir, vestes de blazer et coupes de cheveux similaires, ils semblent jouer de gémellité. Adeptes du brouillage des genres, Caroline Melon et Jonathan Macias nous enjoignent à les suivre. Nous remontons ainsi la rue Gambetta jusqu’à l’Esplanade François Mitterrand devant un commerce désaffecté. Les vitres opacifiées gardent le mystère encore quelques instants. Le petit groupe de spectateurs que nous sommes se reconstitue devant le pas-de-porte avant de pénétrer dans les lieux. Nous entrons dans un mini-salon où l’on est invité à s’installer après avoir confié vestes et écharpes à nos hôtes. Comme dans un spectacle de rue, chacun se verra confier un tabouret pliant qu’il devra conserver durant toute la performance. L’espace est exigu. On s’assoit les uns contre les autres. Sur la table basse au centre de la pièce, des panneaux déposés en ligne portent chacun un prénom et un âge. En observant autour de nous, l’omniprésence de la couleur verte nous apparaît peu à peu, les coussins, la nappe, le pied de la lampe, le tableau au mur jusqu’à la boisson que l’on nous propose de partager. Bientôt, on nous explique les règles du jeu : pour celles et ceux qui le souhaitent, choisir un des personnages dont le nom est indiqué sur les panneaux et se saisir d’un livret qui contient les dialogues d’une scène que nous allons lire à plusieurs voix. Une partie des spectateurs est ainsi enrôlée par nos maîtres du jeu. Sans rien connaître du scénario, ils sont invités à se glisser le temps du spectacle dans la peau de l’un des personnages, à porter des mots écrits par d’autres, à prêter leur voix à d’autres vies que la leur. Avec enthousiasme et une certaine excitation, chacun des volontaires choisit donc un rôle sans obligation de concordance de genre et d’âge. Ils récupèrent le script de la scène et le petit panneau avec le nom. La situation se met en place. La prévenance de nos hôtes, la chaleur de l’installation et l’étroitesse des espaces contribuent à une accélération des rapprochements. Il faudra peu de temps à cette communauté éphémère pour faire corps ; on le sent malgré la résistance que l’on peut y mettre parfois au début dans ce genre de proposition. La première scène commence. Nous sommes dans un apéro entre voisins autour d’une initiative urbaine bien contemporaine : partager un compost. La scène met en jeu des personnages d’ici (Libourne) et d’aujourd’hui : un commerçant et une vendeuse de la rue Gambetta, un jeune chômeur, un architecte, une assistante sociale et une jeune femme en formation en biodynamie. C’est cette dernière, Hannah, qui a eu l’idée de l’apéro-compost. D’emblée, le propos est politique et la diversité sociale réunie ici fait des étincelles. Ils s’interrogent et débattent à propos d’écologie, des pratiques de chacun, des responsabilités individuelles et collectives. Puis glissent sur des questions d’urbanisme, de paupérisation des centres-villes et de précarité sociale. La controverse bat son plein. Les lectrices et lecteurs s’en donnent à cœur joie. Qu’ils se sentent proches ou non des idées défendues par leurs personnages, ils sont embarqués dans le débat, placés au cœur des échanges. L’exercice est jubilatoire, l’acuité de l’écoute maximale. On repère certains archétypes, on se situe sur l’échiquier politique. Mais, surtout, que l’on soit lecteur ou non, on a envie de prendre part à la joute, d’échanger avec son voisin, de s’indigner, de convaincre. Nous voici déplacés dans une histoire qui, si elle n’est pas la nôtre, la devient le temps d’une traversée.
A l’issue de la scène, un rideau est tiré pour nous permettre d’accéder, tabouret à la main, à une autre pièce. Nous sommes dans l’arrière-boutique de madame Pinchaud pour l’anniversaire de Christiane, vendeuse de 64 ans proche de la retraite. Cette fois, c’est le violet qui domine dans la scénographie. Quelques objets et accessoires, un gâteau, une table et des cartons partout autour parviennent à installer l’espace. La décoration s’anime de couleurs vives, en variation sur le même ton. On a le sentiment d’être dans une maquette grandeur nature aux allures de maison de poupée. Le rituel se met en place, chacun s’assoit à nouveau, découvre un nouveau livret. Les maîtres de cérémonie servent du crémant au sirop de violette et proposent des sucreries, bonbon de violette et gâteau dans les mêmes tons offrant une harmonie parfaite.
On retrouve certains personnages de la première scène, un peu comme dans une série télévisée, on en découvre un peu plus sur certains, de nouvelles interactions pour d’autres. Les échanges se poursuivent sur la situation des commerces du centre-ville et la concurrence fatale des grands centres commerciaux. Et puis, ils évoquent les ravages des pesticides utilisés pour la culture du raisin dans cette région viticole. Chacun des personnages semble touché de près ou de loin par les problèmes de santé qu’ils engendrent. On reste alors sidéré par l’ampleur des dégâts décrits et la prégnance des cancers dans le quotidien des habitants.
La scène suivante se déroule à la cave. On y descend avec précaution, dans la pénombre. Les murs sont entièrement nimbés de lumière rose, jusqu’aux toiles d’araignées. Un petit digestif et des biscuits de Reims nous attendent. Nous retrouvons Hannah, héritière d’un domaine viticole. Elle veut reprendre le château en biodynamie, malgré le scepticisme, voire l’opposition de son frère et de sa sœur. Les échanges sont à la fois vifs et légers, âpres aussi parfois. Affleurent des sentiments refoulés de jalousie et de rivalité qui peuvent subsister malgré le temps dans une fratrie. Il est alors question d’histoires de famille, d’héritage, de compétitivité, d’enjeux écologiques, de fin du mois et de fin du monde. Après les échanges de la scène précédente sur les effets des pesticides, le passage en biodynamie apparaît ici comme une évidence, voire une urgence. Et les critiques méprisantes d’Alban, le frère d’Hannah qui se réclame de la tradition et du fameux pragmatisme économique rappelle avec une certaine ironie, l’incapacité du système libéral à accepter la nécessité criante de changer les pratiques et les logiciels face au désastre écologique en marche. Au gré des récits délivrés, et de l’intensité des sujets abordés, les personnages se révèlent dans leur complexité et la vie de la région de Libourne apparait peu à peu. Dans cette scène, l’intimité de la pénombre de la cave et celle d’un jeu partagé aussi, soude le groupe de spectateurs/acteurs réunis le temps de cette expérience. Si l’action est écrite, le spectacle a aussi lieu entre les lignes, entre les gens, dans les regards et les réactions spontanées. L’alchimie opère.
Lorsque nous remontons, les espaces ont été transformés et on arrive dans une salle dont l’ensemble du mobilier de cuisine est dessiné au trait noir sur les murs. La couleur, le bleu ici, arrive par touches. La scénographie est plus épurée, presque minimale. Seule une table est dressée et nous retrouvons le rituel qui nous relie, le partage d’une boisson et d’un met à déguster, des bonbons bleus et de la menthe glaciale. Se joue à présent une scène de confidences entre une grand-mère et sa petite-fille. Il est question d’amour, de sexualité, de confusion des sentiments et du poids des normes et des interdits. L’aînée parle de ses souvenirs, de ses expériences avant mariage, de la peur de tomber enceinte, de l’avortement et de la douleur du deuil quand l’autre évoque sa bisexualité et son expérience poly amoureuse. On perçoit le naturel avec lequel la jeune fille envisage son trio amoureux et la complexité relationnelle et sentimentale que cela engendre. Elle est touchante de sincérité et de simplicité. Le moment est suspendu. On sent la douceur et la puissance de ce lien que la distance des années resserre. À travers cet échange, se racontent des histoires de femmes et se dit aussi quelque chose de l’évolution des mœurs, de la libération sexuelle et de son empreinte sur les amours contemporains.
Puis, on se retrouve projeté dans l’intimité de la chambre à coucher d’un couple. Installés ensemble depuis quelques années, ils parlent de projets, de devenir propriétaires et ne sont pas d’accord. Le ton est badin, mais une forme de gravité pointe. On reconnaît ce processus cruel, qui voit les relations amoureuses s’éroder insensiblement dans le temps. Il y a ce besoin d’aventures parfois pour se sentir exister. Et puis la peur d’étouffer dans le confort d’une maison à soi, comme dans une prison dorée. Séparés par leurs doutes et leurs peurs, de l’engagement, de la solitude, ils sont pourtant bien ensemble, on le sent, réunis par l’amour qui les relie encore. À l’écoute de ces mots, de cette histoire, on se laisse traverser par leurs inquiétudes, on connaît leurs vacillements et on se retrouve parfois dans leurs fêlures.
Ces deux dernières scènes nous entraînent sur un versant sensible, plus intime, plus personnel. Des résonnances existentielles dans lesquelles on pourrait avoir la tentation de se perdre. Mais c’est la fin de la pièce, il nous faut partir.
En épilogue, on nous conduit dans un commerce vacant de la rue Gambetta non loin du point de rendez-vous de départ. Là, est projeté un film muet rejouant les scènes que l’on vient de vivre. Dans les mêmes décors, avec d’autres interprètes : la veille au soir a eu lieu Lèche-vitrine (à lire ici), l'autre versant de la colline, où des habitant.e.s ont incarnés chacun.e des personnages que l'on vient de suivre. Cette vidéo nous immerge un instant encore dans l’intimité de ces vies anonymes. Resurgissent alors des images qu’on leur a associées au cours de la performance. Celles d’un quotidien de commerçant, d’un centre-ville en mutation, de solitudes contemporaines, mais surgissent aussi des mots, ceux du désir et de l’amour, de la colère et du débat.
Le film s’achève et nos deux hôtes ne sont plus là. On est invité à regarder la rue par la vitrine comme à travers un cadre cinématographique. Dans son défilement sans fin, elle apparaît comme le prolongement de la fiction que nous venons de traverser. Elle devient le lieu du spectacle explorant les frontières invisibles entre la sphère publique et les territoires intimes. On observe avec une attention inédite chaque détail, chaque passant comme autant de personnages. Ici un groupe d’adolescents, là un couple de personnes âgées ou encore cette jeune femme qui montre discrètement son nouveau soutien-gorge à une copine, comme ça, en marchant. Et puis, on voit passer Caroline et Jonathan avec le groupe de spectateurs suivant. On réalise alors que l’on a fait partie nous-mêmes du spectacle précédent. Le réel et le fictif se brouillent en un instant dans le miroir troué du temps. L’effet de boucle crée un vertige temporel dont on sort un peu étourdi. C’est bien la fin cette fois. On se retrouve dans la rue piétonne mais on ne se disperse pas tout de suite. On reste encore un temps ensemble. On a envie d’échanger avec ses voisins, de prolonger les débats engagés dans le spectacle, donner son point de vue, se rencontrer. Notre petit groupe reprend ainsi doucement contact avec le réel, à travers l’évocation de la fiction.
Cécile Broqua