Documentaire
Après les premières visites du Marché Victor Hugo alors désaffecté mais incroyablement intact avec ses stands, ses vitrines, ses objets épars jonchant sur les étals et sa signalétique encore en place, a commencé le travail d’enquête. Il s’agissait d’explorer l’histoire du bâtiment, celle de sa construction comme celle de sa vie de Marché alimentaire et de s’interesser au contexte urbain et social dans lequel s’inscrit ce batiment de béton brut.
Extrait d’entretien avec Caroline Melon
Lors de tes recherches, tu as choisi de rencontrer à la fois les concepteurs (architectes) du lieu et certains des anciens usagers (commerçants). Comment as-tu abordé ces rencontres ? Quel savoir recherchais-tu ? Qu’as-tu choisi d’en conserver pour le public ?
Caroline Melon : Ce qui m’intéresse, c’est comment les bâtiments parlent des humains, et inversement. C’est une façon de raconter la grande Histoire d’une ville : la somme des micro-histoires, dans leur complexité, leurs désaccords, leurs paradoxes, finit par dessiner une réalité bien plus fournie et vivante qu’une plaque commémorative ou la parole d’un historien. Par ailleurs les gens n’ont en général pas peur de parler d’un bâtiment, sauf bâtiment extrêmement marqué comme Auschwitz évidemment, mais sinon c’est un prétexte, on commence à parler du bâtiment et on finit par parler de soi, de son intimité, de sa façon de vivre son quartier, de s’alimenter, des modes de « rassemblement » des humains dans les villes (« on venait pour le café, à la fin de marché »), on parle évidemment politique, pour ou contre la fermeture du marché, bref, on parle de ce qui fait que les humains font société ensemble.
J’ai confié à Loïc Lachaize, qui mène un travail sonore, la confection d’un objet de restitution de ces témoignages, à partir du plan d’intervention retrouvé sur place. Nous avons aussi interrogé les architectes qui avaient conçu le bâtiment et cette fameuse « voiture qui tombe », et ils nous ont confié les premiers croquis de cette voiture qui explose la façade, ainsi que les plans de l’époque. Ils étaient heureux et fiers de participer, de raconter.
Pour moi, il s’agissait ici, par le prisme de cet objet connu dans tout Bordeaux, de faire appel à la mémoire collective, au présent collectif même, de donner place à une sculpture qui n’est pas considérée comme un œuvre et qui pourtant fascine autant les touristes que les gens qui la voient tous les jours.
Le contexte urbain du Marché est fortement marqué par l’histoire de la mendicité sur le cours Victor Hugo, comment avez-vous choisi d’aborder ce point particulier ?
C.M. : Par plusieurs biais. L’équipe de Chahuts et moi-même avons travaillé avec des professionnels du service social de la mairie (DSU) : éducateur de rue, psychologue, professionnel de l’accompagnement social. Leurs éclairages ont été incroyablement précieux. Ils nous ont véritablement accompagnés dans la réflexion, pour que nous évitions les pièges de l’exotisme, de la bonne conscience charitable, des préjugés. Ils nous ont dirigés vers le CEID avec qui nous travaillons déjà par ailleurs pour le programme TAPAJ. Celui-ci propose à des jeunes en errance des petits contrats de travail de 6h d’affilée pour lesquels ils sont payés le jour même. Réinsertion, valorisation, adaptation à leurs besoins, ce programme nous a permis de vider la Halle des gravats qui l’encombraient. Les jeunes ont travaillé pendant une semaine dirigés par Marc-Emmanuel Mouton, directeur technique du projet. Ce lien était important pour que nous puissions le faire fructifier pendant toute la durée de l’exploitation.
Nous sommes aussi allés à la rencontre des personnes qui « squattaient » le cours Victor Hugo, très simplement, en allant discuter, expliquer ce qu’on allait faire, en les invitant à entrer et venir visiter. Nous avons petit à petit tissé des liens avec certain-e-s d’entre eux-elles qui revenaient ou qui avaient l’habitude de s’installer, offrant un café, nous faisant des blagues récurrentes, nous rendant mutuellement de menus services…
En les traitant comme des voisins à part entière, nous les avons prévenus du fait que beaucoup de public allait venir sur ce lieu : en effet, la psychologue nous avait expliqué que ces personnes choisissent souvent de s’établir loin des
zones d’affluence et de la proximité éventuelle de la police.