La création
Kairos au Musée Bargoin, 2017
Entretien avec Caroline Melon
L’idée de la performance Kairos est avant tout de questionner notre relation au temps, à l’instant présent comme au temps passé ?
Kairos est un concept que j’ai découvert dans un spectacle d'Oscar Gómez Mata. Le kairos définit le temps. Il s'oppose, chez les Grecs anciens, au dieu Cronos. Cronos, c'est le temps physique, linéaire, celui qui défile, et que l'on peut mesurer avec une horloge. Le dieu Kairos est le petit dieu ailé de l'opportunité, qu'il faut saisir quand il passe. Le kairos est le temps de l'occasion opportune. Il qualifie un moment. C’était un vrai choc de comprendre qu’en fait on pouvait définir le temps autrement qu’à travers la chronologie. J’ai trouvé ça extrêmement puissant.
Dans Kairos, vous invitez les spectateurs à s’allonger et se relaxer au cœur d’un lieu d’histoire. La dimension rituelle et méditative est centrale… Qu’est-ce que cette expérience apporte selon vous dans la connaissance et la perception des lieux ?
Je joue avec les codes, avec ceux de la méditation et du yoga, puis très vite je romps. Je cherche à mettre les spectateurs dans un état de grande réceptivité pour qu’ils vivent une expérience forte. J’essaie de faire que le temps se dilate et que les sensations peu à peu s’exacerbent. Les personnes qui assistent à la performance sont allongées dans des lits comme dans les linceuls blancs. Ils se retrouvent face à de grands sujets liés à l’existence. Le public est accueilli et entouré de personnes que j’ai appelées prêtres et prêtresses, incarnés par des employés du musée. Ils sont discrets, silencieux, impassibles, habillés tout en noir et participent de la dimension rituelle.
Imaginer cette performance dans un musée d’archéologie, c’est une manière de se questionner sur notre relation à la mort et à la mémoire ?
Ce qui est manifeste dans un musée d’archéologie, c’est que cela ne parle que de mort. Kairos au musée Bargoin s’est construit de manière très intuitive. Je l’ai écrit en deux nuits différentes, dont la première, sur place au musée.
Pour moi Kairos, c’est vraiment un projet qui parle de la puissance de ses objets. Je crois qu’on a tendance à considérer que ceux qui ont vécu il y a deux siècles étaient différents de nous parce qu’on les représente avec un casque gaulois. Moi je suis convaincue qu’il y a une permanence de l’humanité, que ce sont toujours les mêmes problématiques qui se rejouent.
J'ai ressenti la même chose à Pompéi, et cela rejoint mes recherches sur Tchernobyl et mon projet Le monde de demain. C’est comme si tous ces endroits de vestiges étaient équivalents dans leur capacité à évoquer des choses liées à l’intime, au temps qui passe, au sentiment d’exister et à la mort.
La question est ici que fait-on de nos morts, de nos ancêtres ?
Si la question est, qu’est-ce qu’on fait de nos morts, c’est aussi qu’est-ce qu’on fait de nos vies. Il y a vraiment cette idée-là à la fin du texte de Kairos au Musée Bargoin. Je dis : « Je me suis couchée à côté de la jeune fille du Cheix, il n’y a pas longtemps j’ai calculé que si je vivais jusqu’à 85 ans (qui est l’espérance de vie moyenne pour les femmes en France), je mourrai en 2061. Ça m’a pas semblé très lointain. Je me demande si mes os finiront un jour exposés dans un musée d'archéologie. »
L’emploi du « Je » est ici une tactique pour que chacun se demande « quelle année ce serait pour moi ? ». Alors que la plupart des gens ne se sont jamais posé cette question.
En fait, je ne me suis pas rendue compte tout de suite de l’importance qu'allait prendre pour moi le squelette de la fille du Cheix - inhumée à l’âge de 18-20 ans en position fœtale - et de l’importance, à travers elle, de la présence de la mort. Son corps était recouvert d’ocre rouge sans que l’on sache encore aujourd’hui ce que cette pratique certainement rituelle pouvait signifier.
Je pense que l’on ne fait pas assez attention au moment où les gens meurent. Moi, aujourd’hui, quand quelqu’un d’important meurt autour de moi, je quitte tout immédiatement. Je sais trop l’importance de ne pas rater ce moment où tu dis au revoir aux gens. Pour moi, il n’y a rien qui ne parle plus de notre humanité que le fait qu’on soit mortel. Tout le monde se sent concerné puissamment, mais on manque cruellement de rituels.
Propos recueillis par Cécile Broqua