La valeur de l'art dans la fabrique sociale
Tentative de résumé de ce que recouvre pour moi cet énoncé.
Ma première réflexion à l'écoute de cet énoncé, c'est une résistance : il faudrait donc donner à l'art, cette chose a priori non-évaluable, une valeur, et donc justifier de sa nécessité, lui par nature inutile et ne devant servir d'autre objectif que le simple fait d'exister, dans toute son imperfection.
En même temps, on sait bien que l'art sert bien souvent à asseoir un pouvoir, celui de "ceux qui savent" et justifient ainsi la domination qu'ils exercent : ce que Bourdieu appelle la "distinction".
Ma pratique s'est toujours située dans les méandres de ces réflexions : à la fois convaincue que l'art pouvait aider à vivre et à relever la tête, mais dans le même temps méfiante des instrumentalisations fabriquant juste de l'entre-soi élitiste.
Je me souviens d'une formation que j'avais conduite sur la médiation culturelle auprès de personnes en réinsertion qui souhaitaient devenir animateur.trice socio-culturel.le. Je leur avais proposé un premier tour de table pour raconter un souvenir puissant lié à la rencontre d'une oeuvre d'art de leur choix : musique, film, livre... Chacun.e - moi y compris - avait raconté, des étoiles dans les yeux, le choc de la découverte, essayant de trouver les mots pour décrire ce que cela avait produit en lui. Ensuite, je leur avais proposé de partager une autre situation : une fois où iels s'étaient senti exclu.e.s d'un endroit culturel ou artistique, comme si ce qui s'y trouvait n'était pas pour eux, et ce que cela leur avait fait. À nouveau, chacun.e avait relaté son morceau de honte, de rejet, de colère. À la fin, je leur avais expliqué que pour moi, la médiation culturelle se trouvait à la charnière de ces deux souvenirs : comment l'art était source d'estime de soi, de reconnaissance, de lecture du monde, où l'on pouvait puiser à loisir pour tenter de s'émanciper un peu plus, gagner en lucidité, ne pas perdre de vue ce qu'on a dans les tripes, rester aiguisé, généreux, sans concession, ouvert et sensible. Mais comme à la fois il pouvait être outil d'exclusion, ou utilisé comme "vitrine" dans des opérations de communication, de prestige, d'argent, de rentabilité jouant sur les codes que seule une petite partie de la population maîtrise et se transmet de génération en génération, patrimoine culturel s'additionnant au patrimoine économique.
Aujourd'hui, dans les projets que je mène, j'essaie de déjouer le deuxième effet pour tenter de ne produire que le premier. Je vais donner quelques exemples de tentatives, en soulignant que ce sont en effet toujours des essais, imparfaits, malhabiles, viviers de contre-sens, toujours insuffisamment productifs par rapport aux espoirs que l'on avait nourris. Et pourtant, consciente de ces faiblesses, je remets à chaque fois le métier à l'ouvrage, emplie de joie, des apprentissages des fois passées, du désir de penser un objet spécifiquement lié à un territoire, ou quand ce n'est pas un projet au long cours, une articulation avec la réalité, à la vraie vie des gens. (Je tiens ici à souligner pour la version française que j'aime profondément le mot "gens", qui pour moi n'est pas condescendant pour un sou. "Les gens", c'est moi et les autres, indifféremment des nations, des couleurs de peau, des comptes en banque et des convictions : on pourrait dire aussi "les humains" ; mais j'aime que "les gens" ne se conjugue pas au singulier, et ce que le mot suggère d'entité, même si elle est non-choisie et friable, évidemment, dès que l'on gratte un peu).
Tout d'abord, dire que le lieu du plateau de théâtre ne suscite en moi que très peu de désir, tout comme l'institution culturelle musée ou la salle de concert. (En fait, comme toujours, pour chacune de mes assertions, mille contre-exemples dans ma pratique, mais nous y reviendrons - j'aime tracer des lignes de repère que je remets en cause de suite après, parce que je crois que je répugne à m'enfermer dans des frontières qui réduiraient ma liberté de manoeuvre et de pensée - mais poursuivons). Pour moi, ces espaces sont trop lourds de conventions, déjà pré-écrits dans leur accueil, leurs règles du jeu, le fait qu'indéniablement ils soient aussi outils de pouvoir (même si ils peuvent être aussi outil de subversion, je ne voudrais pas me fâcher avec les directeur.trice.s de ces lieux avec qui j'ai tout à fait envie et besoin de travailler). Cela ne m'intéresse pas, sauf si c'est pour déjouer quelque chose, comme par exemple pour "Une vie politique" de Nicolas Bonneau avec Noël Mamère, où il s'agit de convoquer le réel sur un plateau de théâtre, puisque l'animal politique qu'est Noël Mamère n'est pas là pour faire de l'art, et que malgré tout, c'est bien notre objectif à Nicolas et moi, et faire que cette forme frotte suffisamment avec l'agora de la scène pour produire un sens qui ne serait ni un meeting politique ni une "pièce de théâtre".
Alors, je préfère vraiment l'espace public. Ou plutôt, tous les autres espaces que les espaces dévolus à l'art et à la culture. Par le biais de trois exemples, je vais tenter - sans me perdre dans le récit de ces projets : tout est à lire sur le site De chair et d'os pour qui souhaite plus d'informations - de détailler les outils que je mets en place pour tenter de faire de l'art un vecteur au sein de la fabrique sociale.
La Tournée était une commande de la Paperie pour un territoire rural en difficulté entre Nantes et Rennes, une communauté de communes de 10 000 habitants où il restait très peu de commerces de proximité et où le lien social, comme dans beaucoup d'endroits, se délitait petit à petit. Nous avons inventé un projet de boulangerie itinérante, où, durant neuf mois, notre Tournée passait dans chaque bourg pour vendre un pain spécial designé lors d'un workshop mené par une designeuse culinaire réunissant les boulangers du coin. C'était donc un pain spécial, fabriqué avec du blé bio provenant d'une des communes, porteur d'une histoire et traversé par un fil rouge symbolisant le lien entre les gens. Notre caravane rouge avait été pensée avec un scénographe et une association locale s'occupant de tricot et de vannerie : nous avions par exemple produit des canevas des monuments emblématiques comme la nouvelle piscine ou la récente déchetterie intercommunale. Chaque mois, un journal était imprimé, compilant les histoires de four à pain des anciens, les dessins des écoles, et les portraits que j'écrivais au fur et à mesure des rencontres. Ma conviction était celle-ci : là où il y a des humains, il y a des histoires, et le travail de l'artiste est simplement de les révéler pour créer du collectif.
Pour la ville de Libourne, mon collègue Jonathan Macias et moi-même avons vécu à vue (dormi, mangé, lavé les dents, etc) dans des commerces vides de la rue principale. Nous avons mené un an d'entretiens, de recherche sociologique, de discussions dans les cafés et de plongée dans les problématiques urbanistiques locales. Rejoignant évidemment des questions plus universelles, de l'intimité des histoires de famille ou d'amour jusqu'à la métropolisation effrénée en cours un peu partout (et l'inutile compétitivité des villes qui en résulte), nous avons proposé un dispositif dans un de ces commerces vides qui, dans un décor mouvant de pièces de vie, enjoignaient les petits groupes de spectateurs (vingt personnes maximum à chaque séance) à devenir un des personnages de l'histoire et à lire un texte de théâtre mêlant tous les points de vue sur la ville et sa potentielle gentrification, le travail des nombreux ouvriers agricoles, leur asservissement au joug des grands châteaux, fierté et vitrine du tourisme français, et d'autres sujets encore. Notre enjeu principal - non-énoncé - était qu'à l'issue de cette forme, les gens restent spontanément à discuter et à débattre ensemble dans la rue, devant le magasin ; ce qui s'est passé, les personnes témoignant du fait qu'elles n'avaient "plus envie de se quitter". Notre but n'était pas que ces gens deviennent ami.e.s, mais qu'iels s'autorisent à échanger des idées sur leur ville et son évolution, avec des personnes qui sortaient de leur milieu habituel, et que cela produise une réflexivité et une forme d'empowerment.
Suite pour transports en commun, enfin, est quelque chose qui se diffuse dans les festivals et les villes en fonction des invitations. Il s'agit d'une performance qui fonctionne sur le surgissement : elle est donc réservée aux usager.e.s des transports, ce qui signifie qu'il n'y a pas de public convoqué (je refuse que les horaires soient communiquées dans les programmes des festivals). C'est un minuscule dérangement qui produit le fait que les gens lèvent la tête et se connectent ensemble, rendus à leur humanité sensible par un micro-événement surprenant.
J'en terminerai avec ce constat, cette analyse après-coup de mon travail - dans le sens où ce n'est pas une volonté, mais je le remarque souvent à rebours -. Que ce soit quand je dirigeais Chahuts ou maintenant, en ce qui concerne la fabrique sociale et ce que l'art peut y conduire, j'attaque rarement les problématiques de manière frontale ; et je me défends de donner mon point de vue sur les situations. Bien souvent, j'en ai un, mais je considère que mon travail d'artiste, c'est de poser des questions collectivement, et non d'utiliser ma capacité de parole pour convaincre que j'ai raison. Par contre, je me documente pour donner à entendre des points de vue alternatifs à la pensée unique et dominante. Je pense qu'il est utile de penser des dispositifs où les personnes vont se sentir respectées, écoutées, libres de partir ou de rester, et où l'accueil que nous leur réservons est aussi important dans la prise de soin que le contenu de ce qu'ils vont voir.
Pour conclure de manière plus large, je pense que l'art a un rôle fondamental dans la fabrique sociale, puisque c'est lui qui produit des récits qui sont les socles de nos sociétés. Face à la crise inégalée qui vient, il me semble urgent que nous puissions collectivement produire d'autres récits, parce que nos cerveaux d'humain.e.s parviennent à envisager des choses qu'ils peuvent se représenter, et que cet imaginaire sera la clef des réponses qui restent à créer face au fait de contempler notre monde devenir caduque.
Caroline Melon